Traduit de l'allemand et présenté par Jean-Yves Masson
En 1922, Hofmannsthal publie de manière presque confidentielle Le Livre des Amis, un recueil d’aphorismes qui connaîtra rapidement une diffusion beaucoup plus large que son auteur lui-même ne l’imaginait, et peut-être ne le souhaitait. Dans ces pages, le poète autrichien mêle ses propres pensées, tirées de ses carnets intimes, à celles qu’il a rencontrées chez les auteurs qu’il aime le plus. Les amis que désigne le titre sont donc aussi bien ses propres lecteurs que les écrivains de tous les temps, qui forment autour de lui une sorte de « collège invisible ».
Le Livre des Amis est un livre magique, dont la profondeur ne se dévoile qu’avec le temps: ceux qui l’ont lu ne cessent d’y revenir. Il est peut-être aussi la meilleure initiation à l’œuvre
de Hofmannsthal, grand esprit doublement attaché à sa patrie autrichienne et à la défense de la culture européenne au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) devint célèbre dans les milieux littéraires viennois à dix-sept ans pour ses premiers poèmes et fut très tôt reconnu dans tous les pays de langue allemande comme l’un des plus grands poètes de son temps. Il cessa assez tôt d’écrire de la poésie pour se consacrer au théâtre, devenant notamment le librettiste des opéras de Richard Strauss, avec qui il fonda le Festival de Salzbourg. Il est également l’auteur de contes (La Femme sans ombre), de nouvelles, d’un roman (Andreas), et de très nombreux essais ou textes en prose inclassables dont le plus connu reste la Lettre de Lord Chandos.
ISBN 979-10-95066-01-9 144 pages, 18 €
EXTRAITS DE LA POSTFACE :
Quand il publie Le Livre des amis en 1922, à quarante-huit ans, Hofmannsthal sait qu’il est l’héritier des grands romantiques du siècle précédent, mais il se veut aussi, et sans doute
plus encore, celui du Goethe classique : et c’est en fait le croisement de ces deux traditions qui confère à ce petit livre son originalité singulière. Comme dans ses essais, et parallèlement à
eux, Hofmannsthal y déploie une écriture tantôt lapidaire, tantôt vagabonde, au service d’une pensée non systématique et pourtant cohérente.
Quant à la discipline de l’esprit qui permet de composer des maximes, Goethe est un maître insurpassable. Dans Le Livre des amis, il est l’auteur le plus fréquemment cité. Hofmannsthal rend
hommage à deux reprises à ses Maximes et réflexions et le désigne à ses lecteurs (p. 92) comme le « massif montagneux » où « tout, absolument tout » dans la
littérature allemande prend sa source. Le recueil lui doit même son titre : c’est en consultant l’édition critique du Divan occidental-oriental par Konrad Burdach que Hofmannsthal a
découvert le projet abandonné par Goethe d’insérer dans le Divan un « livre des amis ».
Au-delà de cette référence érudite, connue des initiés, Le Livre des amis mérite aussi son titre parce qu’il est né d’une amitié : celle qui lia Hofmannsthal à un couple d’éditeurs,
Anton et Katharina Kippenberg, propriétaires depuis 1905 des éditions Insel. Hofmannsthal publiait l’essentiel de son œuvre chez Fischer, mais travaillait parallèlement pour d’autres éditeurs comme
directeur de collection. À la veille de la Première Guerre mondiale, il fonda même une maison avec deux amis, la Bremer Presse. Chez Insel, entreprise fondée en 1901 dans le prolongement de la revue
Die Insel (L’Île) et devenue rapidement la maison d’édition attitrée de Rilke, Hofmannsthal lança en 1915 une « bibliothèque autrichienne » qui se voulait une défense et
illustration de la culture de l’empire austro-hongrois menacé dans son existence. La « bibliothèque Insel » dont cette série était l’une des sections a poursuivi son activité jusqu’à nos
jours.
Le projet du Livre des amis est né après la guerre dans le droit fil de cette collaboration. Katharina Kippenberg surtout, qui avait dirigé seule la maison d’édition pendant toute la période
où son mari était mobilisé et qui, en cette année 1922, en devenait la principale responsable, y attachait une grande importance. De Hofmannsthal, qui n’avait publié dans la « bibliothèque
autrichienne » qu’une brève étude sur Grillparzer, elle et son mari souhaitaient obtenir un livre intime, en marge de ses œuvres « officielles ». La publication serait limitée à huit
cents exemplaires, avec une typographie particulièrement soignée. Ce ne fut pas dans la petite « bibliothèque Insel » que parut Le Livre des amis, mais dans une édition de grand
format sur papier vergé, dorée sur la tranche supérieure. Sur la couverture de carton gris-bleu, très épaisse, le nom de l’auteur et le titre se détachent en lettres d’or gravées sur un rectangle de
cuir noir.
(...)
Toutes proportions gardées, Le Livre des amis est aux notes intimes de Hofmannsthal ce que Tel Quel est aux Cahiers de Paul Valéry, avec une différence fondamentale qui ne
tient ni à la taille de l’ouvrage, ni même à l’intervention d’un tiers dans la genèse du volume, mais au parti pris de faire figurer, à côté des aphorismes personnels, un vaste ensemble de citations
glanées par l’auteur au fil de ses lectures. Nul hasard par conséquent à ce que figure parmi elles le célèbre fragment des Pensées où Pascal se déclare convaincu qu’un auteur devrait
toujours dire « notre livre » plutôt que « mon livre », « vu que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d’autrui » que du sien propre.
(...)
Le Livre des amis tout entier est une reconnaissance de dettes innombrables, signée par l’esprit le plus profondément européen qui se soit jamais exprimé en langue allemande, à une époque où la culture européenne venait d’être sérieusement ébranlée par une guerre qui laissait le continent déchiré.
(...)
JEAN-YVES MASSON